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"Le terrible parcours"
Charles Palant

Charles Palant est fondateur et ex-Président du MRAP. Il nous a envoyé un mot d'amitié en mémoire
d'Hélène Taich, héroïne de la Résistance récemment disparue.
Nous reproduisons ce mot ainsi qu'un article qu'il nous a envoyé.
Cet article est paru dans "La Presse Nouvelle - Magazine Progressiste Juif" en avril 2000
(édité par l'Union des Juifs pour la Résistance et l'Entraide).

Merci a mes camarades de Marseille pour m'avoir adressé le bulletin "Info Mrapseille". J'y ai lu avec
plaisir le compte-rendu du 50ême anniversaire du MRAP.

J'ai lu également, hélas. que notre grande amie Hélène Taich était décédée. Veux-tu, chère Baya, ou toi, cher
Jacques, dire à Benjamin, à Klim et Albert, que je partage leur peine. Je conserve d'Hélène, rencontrée
chaque fois que je venais à Marseille pour le MRAP, le souvenir d'une grande et merveilleuse camarade.

A vous ma fidèle amitié.


Les premiers mois de l'an 2000 sont marqués par la célébration du 55ème anniversaire de la libération des camps
hitlériens de Concentration et d'extermination.
Le 27 janvier 1945 1'armée soviétique découvrait Auschwitz. Plusieurs manifestations, ont été organisées avec
succès à Paris par l'ensemble des associations des survivants des camps de Haute Silésie.
Charles Palant est l'un des rescapés de l'enfer nazi. Sa mère et sa jeune soeur y sont mortes. Le militant
antiraciste évoque pour nos lecteurs ce que fut son parcours depuis le matin d'août 1943 où la Gestapo vint à
Lyon, frapper à sa porte.

J'ai été arrêté le 17 août 1943 à Lyon. Ce lundi matin, la Gestapo vint à la maison, un modeste logement que nous
avait sous-loué... un gardien de la paix. Ma mère et ma soeur furent arrêtées avec moi. Nous avions été dénoncés
par un trio de crapules de la milice.
Conduit à l'Ecole de Santé militaire, alors siège de la police allemande de Lyon, nous y sommes enfermés dans
une des caves. Le soir même après l'interrogatoire que je suis le seul de nous trois à subir, nous sommes amenés
au Fort-Montluc.
Résistants et otages y sont en surnombre dans les cellules. Tous les détenus juifs ont été assemblés dans l'atelier
réfectoire, au rez-de-chaussée. Une mini société là dans l'attente de l'appel du matin à l'issue duquel nous voyons
partir, tenaillés par l'angoisse, ceux qui sont appelés à l'interrogatoire, au siège de la Gestapo.
Une fois par semaine une liste, de plus en plus longue, est lue par le commandant de la prison. Ce sont les
partants pour Drancy, près de Paris, d'où ce sera la déportation.
Un matin de septembre c'est notre tour. Nous sommes réunis dans la cour.
Les hommes sont " menottés " par deux. Un car nous mène vers la gare de Perrache. Dans les rues de Lyon, des
hommes, des femmes vont et viennent, libres.
A Drancy, nous sommes dépouillés de ce qui a échappé aux fouilles précédentes. En échange d'un dernier billet
de banque, un reçu nous est remis nous informant que la contrepartie nous sera versée en zlotys au terme du
voyage prochain dont nous apprenons ainsi que la destination est la Pologne.
Le 7octobre, à l'aube, dix autobus de la TCRP (ancêtre de la RATP) se rangent bien alignés devant l'entrée du
camp de Drancy. Ils sont là pour emmener mille Juifs, hommes, femmes, enfants de tous âges, de toutes
conditions, vers la gare de Bobigny, à quelques kilomètres de là d'où, entassés dans les wagons à bestiaux de la
SNCF, ils quitteront leur pays de naissance ou d'accueil pour un voyage sans retour.
Trois jours, trois nuits. Le matin du 10 octobre, le train s'est arrêté. Avant même que les portes des wagons ne
soient déverrouillées, les hurlements des Allemands, les aboiements des chiens indiquent que nous sommes
arrivés.
Hommes et choses sont extraits des wagons à coups de crosses, à coups de bottes. Sur la rampe d'arrivée à
Auschwitz il fait déjà froid ce 10 octobre.
Plus encore que nos corps, nos coeurs se glacent d'effroi. Des parents se cherchent que la cohue a séparés. Mais
qui donc sont ces fantômes squelettiques vêtus d'habits rayés, qui au pas de course, enlèvent nos valises, nos
sacs, les jettent pêle-mêle dans des chariots. Déjà nous sommes en rang et l'invraisemblable cortège s'avance
vers une sorte de jury composé de trois SS alignés dont un seul, d'un geste de la main ordonne: "à droite, à
gauche, à gauche, à droite..."
Ceux de droite sont poussés vers des camions dans lesquels il faut grimper, vite. Nous nous regardons. Nous ne
sommes que des hommes, les plus jeunes du convoi. Les camions se mettent en route. Dix kilomètres à peine.
Vite, vite, il faut descendre, se ranger par cinq, marcher.
Nous sommes dans le camp de concentration de Buna-Monovitz-Auschwitz 111. Alignés sur cinq rangs, les SS
nous comptent et nous recomptent.
Nous sommes deux cent soixante. Figés au garde à vous. Dans toutes les têtes trotte la même question: que sont
devenus les autres, les femmes, les enfants, les vieux, les frères, les soeurs ? Un ordre claque: "déshabillez-vous,
sehnell, schnell". La traduction de l'allemand est simultanée. A coups de poings et de pieds il faut s'exécuter.
Nous voici nus, puis rasés, le crâne bien sûr, sous les bras, entre les jambes et enfin, poussés sous la douche. Elle
est chaude. Nous sommes tatoués, sur I 'avant-bras gauche. Ce numéro est désormais notre seule identité
autorisée. Je deviens le 157 176.
Les effectifs du camp de Buna-Monwitz étaient d'environ douze mille déportés, originaires de tous les pays de
l'Europe occupée par l'Allemagne hitlérienne. Il avait été ouvert en octobre 1942 pour fournir une partie de sa
main d'oeuvre au géant allemand de l'industrie chimique IG. Farben Industrie. Plusieurs dizaines de milliers de
personnes, prisonniers de guerre, civils requis et affectés spéciaux allemands travaillaient là sur un chantier de
soixante kilomètres carrés, à la construction d'un vaste complexe destiné à produire du caoutchouc synthétique
commercialisé sous le nom de Buna.
Le camp de concentration de Monowitz ainsi que trente-neuf autres camps de moindre importance, étaient tous la
propriété de IG Farben Industrie. La durée moyenne de survie d'un déporté y était de trois mois. Les conditions
inhumaines de travail, les appels interminables, matin et soir, la promiscuité, le manque d'hygiène, la sous-
alimentation, les brutalités des SS, secondés par d'impitoyables Kapos souvent issus de la pègre, avaient
rapidement raison du plus grand nombre. En outre, d'imprévisibles "sélections" survenaient au cours desquelles
les SS désignaient de nouveaux quotas de victimes pour les chambres à gaz d'Auschwitz-Birkenau.
Des deux cent soixante que nous étions le 10 octobre 1943, nous n'étions plus que soixante-quinze à Noël.
Combien en restait-il, de notre convoi, un an plus tard, quand fut évacué le camp devant l'avance soviétique, le 18
janvier 1945 ? L'évacuation des déportés des camps de Haute-Silésie vers l'intérieur de l'Allemagne, connue sous
le nom de "marche de la mort", allait coûter en vies humaines la moitié des soixante mille détenus partis à pied,
par un froid de moins vingt degrés, chaussés de claquettes en bois, vêtus des "rayés" légers, sans nourriture et
que les SS abattaient sans pitié au moindre signe d'épuisement.
Après trente heures de marche nous sommes en vue d'une gare. Un train est là qui nous attend. Il est formé de
plusieurs dizaines de fourgons découverts dans lesquels nous devons nous entasser, cent et plus par fourgon.
Nous tombons les uns sur les autres, épuisés, affamés, frigorifiés...
Le convoi s'ébranle, roule quelques heures, s'arrête en rase campagne, repart, s'arrête encore. Dans chaque
fourgon il y a des morts, des mourants, des camarades qui délirent. Un matin, très tôt, le train s'est arrêté dans la
banlieue de Prague. Notre wagon était sous un pont sur lequel des gens allaient à leur travail. Quand ils nous ont
vus, ils nous ont jeté leur casse-croûte.
Vingt cinq ans plus tard, me trouvant à Prague pour mon travail, une femme me demande si c'est la première fois
que je viens. Je lui réponds que non, mais que la fois précédente je n'avais pu quitter le train et je lui raconte
l'épisode du pont. Ses yeux s'emplissent de larmes. Elle se souvient que ce matin-là elle était sur le pont et qu'elle
aussi avait jeté son casse-croûte...
Le train s'était remis en marche. Il nous mena jusqu'au camp de Buchenwald, tout près de Weimar qui naguère
avait donné son nom à la première république allemande et avait vu se rencontrer Schiller et Goethe.
De partout arrivaient des déportés "repliés" par les SS devant l'avance alliée. Une insupportable promiscuité
régnait dans les vieux baraquements du petit camp. De toutes nos dernières forces, nous nous accrochions à la
vie. Nous savions la délivrance proche. Cependant la machine Concentrationnaire continuait de fonctionner. C'est
ainsi que je fus désigné pour partir avec un commando "d'électriciens" vers un camp annexe de Buchenwald. Lors
de l'examen de passage, je ne dus mon admission qu'à ma connaissance, imparfaite, mais suffisante, de
l'allemand.
Deux jours, deux nuits de transport. La soi-disant usine à laquelle nous étions destinés n'était encore qu'un bois à
défricher. Petit camp où nous n'étions que quelques centaines de détenus. Les poux, par contre, y pullulaient par
milliers. Les jours s'allongeaient. Le printemps de 1945 commençait à prendre son envol. Au bout de quelques
semaines l'ordre vint de nous ramener à Buchenwald. Nous y sommes revenus aux tous premiers jours d'avril.
Le 11 avril, vers 14 heures, les sirènes mugissent. Une voix annonce "Achtung Achtung, Alann nummer zweï !
Attention, Attention, Alerte numéro deux". Dans les blocs, c'est le silence anxieux des détenus qui, le nez aux
fenêtres, se demandent ce que signifie ce message, jamais entendu jusque là.
Soudain, dans la cour, on voit s'avancer, tête nue, les mains en l'air, un SS, puis un second, et encore un autre,
suivis par des camarades qui portent une arme. L'insurrection est en train de libérer Buchenwald ! Les forces
alliées n'atteindront le camp que deux heures plus tard.
Le lendemain, le commandant américain va ordonner à la population de Weimar de venir visiter Buchenwald pour
en mesurer toute l'horreur. A l'adresse des américains eux-mêmes, le général Eisenhower déclarera "Beaucoup
d'entre nous ne savent pas pourquoi nous nous battons. Maintenant ils sauront contre quoi."
Samedi matin, 28 avril 1945, nous sommes de retour en France. Au centre de rapatriement de Hayange, en
Alsace, les "concentrationnaires" sont l'objet de bien des égards, et plus encore de la curiosité de tous. Premier
repas servi, premier verre de vin, premières gauloises. Rapide visite médicale, carte de rapatrié, prime de retour,
mille francs. Autour de nous, les K.G., prisonniers de guerre libérés qui croient revenir au "monde d'avant",
tandis que nous revenons de "l'autre monde". Les uns et les autres compatriotes et si peu contemporains. Le soir
venu, nous retrouvons à la gare les wagons de la SNCF, qui cette fois ne sont plus à bestiaux, mais de deuxième
classe avec de vraies banquettes sur lesquelles nous passons la nuit, la dernière nuit avant Paris.
Dimanche matin, 29 avril 1945. Paris gare de l'Est. Sur le quai des scouts s'affairent, nous tendent du café chaud,
s'offrent à porter nos pauvres bagages.
Une dernière fois le rang se forme "les déportés devant" crie un officier. Derrière nous s'alignent les prisonniers
de guerre et tout à la queue, les "déportés" du travail...
Une musique militaire entonne "La Marseillaise". De nos yeux qui en ont tant vu, coulent des larmes. Elles
abreuvent les sillons de nos joues décharnées.
Dans la cour de la gare de l'Est, les autobus parisiens, bien alignés, nous attendent,..
"La Presse Nouvelle" avril 2000